Gautier Arnaud-Melchiorre, ex-enfant placé au sein de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), a remis en novembre 2021 un rapport au secrétaire d’Etat chargé de la protection de l’enfance, M. Adrien Taquet, accompagné d’un cahier de doléances. Ce rapport a en effet été produit à partir d’entretiens réalisés dans une vingtaine de départements auprès de 1 500 enfants actuellement placés à l’ASE, ou récemment sortis – quel que soit le mode d’accueil –, afin de recueillir leur parole et en vue de produire une charte des droits des enfants protégés.
Même si des réussites sont relevées au travers notamment du travail des éducateurs, les constats dressés sont, sans surprise, tristes, accablants, insupportables ; sans surprise car ils font pleinement écho à ceux que nous formulons dans le cadre des missions d’évaluation que nous réalisons sur le terrain depuis quelques années. Le rapporteur formule pour ces jeunes un souhait tellement banal mais tellement éloigné pour un grand nombre d’enfants placés ou jeunes majeurs tout justes sortis – sans solution – du dispositif : qu’ils puissent rêver, tout simplement.
Si ces enfants, malgré « la dignité » qu’ils affichent, selon les termes du rapporteur, ne peuvent souvent pas « rêver », c’est qu’au mieux leur situation quotidienne est triste : en établissement tout d’abord avec la nourriture préparée en barquette par des chaines extérieures, l’interdiction faite aux éducateurs de s’attacher – et donc de créer des liens affectifs dont les enfants ont cruellement besoin –, l’architecture peu accueillante, les conditions d’accueil dégradées… Dans les familles d’accueil ensuite où certains enfants se sentent rejetés : refus de les emmener en vacances, confinement dans leur chambre le soir, tâches ménagères importantes à réaliser…
Mais si ces conditions de vie ne sont pas propices au rêve, ceux qui ne font remonter « que » ces problématiques peuvent malgré tout s’estimer heureux. Car il y a toujours pire. Comme ceux, nombreux, qui connaissent des ruptures de parcours fréquentes, qui expérimentent la violence des autres enfants, les agressions verbales et physiques et notamment sexuelles, voire même la prostitution. Le cauchemar donc plutôt que le rêve. Ces problèmes structurels sont malheureusement connus, identifiés, documentés mais trop souvent minimisés : « il n’y pas mort d’homme » nous expliquait il y a quelque temps une des nombreuses personnes interrogées pendant nos missions d’évaluation. Pas de mort physique non, mais des situations catastrophiques qui préparent des lendemains difficiles dont l’issue n’est en général pas heureuse.
Les demandes des enfants exprimées dans le rapport sont simples, justes, fortes : pouvoir être écouté, avoir le droit de s’attacher, partir en vacances, ne pas être stigmatisé par le regard de la société (enfant placé = délinquant), avoir une nourriture préparée sur place, un véritable projet, construit, leur permettant de trouver une solution en sortie (pour rappel, un SDF sur quatre a été placé à l’ASE lorsqu’il était enfant).
Le cauchemar vécu par ces enfants a malheureusement plus de chances de durer, voire de s’aggraver, que de s’arrêter. Le rêve est encore loin. Car les politiques menées ou en projet ne s’attaquent pas vraiment aux racines profondes du mal, connues, qui génèrent ces situations insupportables de maltraitance. La plupart des structures d’accueil, qui font face à une forte augmentation des mesures placements, sont surchargées, avec des taux d’occupation au-dessus des capacités d’accueil théoriques maximales. Ils sont également d’autant plus élevés que les placements – conçus pour être provisoires – durent au-delà du terme fixé faute de solutions en sortie. La promiscuité en interne est souvent la règle.
En face, les professionnels sociaux sont surchargés de travail : les arrêts maladie, les burn-out et le turnover sont légion. Le métier est difficile, ingrat ; il ne fait plus « rêver ». Les multiples injonctions administratives, sont souvent perçues comme pesantes et contradictoires par les professionnels. Il faut ajouter, pour achever de compléter un tableau déjà bien noir, que dans les foyers de l’enfance – gérés par les Conseils départementaux – les conditions d’emploi sont très peu attractives. Les postes sont occupés de manière croissante par des intérimaires, peu – voire pas – formés et qui n’ont donc pas les compétences adaptées pour accompagner les enfants et répondre à leurs besoins.
Impossible de « rêver » tant que ces dysfonctionnements trop fortement ancrés perdureront. La politique à mener sur le long terme doit être globale, résolue et déterminée, à l’appui de moyens conséquents : construction de structures à taille humaine, conditions de travail attractives, formation initiale et continue des professionnels et des familles d’accueil, suivi rapproché des familles d’accueil, travail partenarial de terrain pour anticiper et préparer les sorties, communication pour faire évoluer les représentations…On en est très loin.
Entendre la parole de l’enfant, oui évidemment, mais si possible faire en sorte que lors de la prochaine tournée de recueil qui sera organisée cette parole soit enjouée, qu’elle reflète les espoirs et les joies inhérentes à cette belle et courte période de l’enfance, en dépit des situations difficiles traversées, sans qu’elles soient exacerbées ou renforcées par un cadre d’accueil et un accompagnement au mieux inadapté et au pire nuisible.